Sixième jour
13 h 12
Tout le monde était réuni dans le salon, entre les jeux vidéo et les billards électriques. Personne ne jouait. Ils m’observaient d’un air inquiet tandis que j’expliquais ce que nous avions à faire. Le plan était simple : l’ennemi lui-même nous dictait l’attitude à prendre, mais je glissais sur cette vérité gênante.
Nous étions donc en présence d’un essaim qui avait pris le large et sur lequel nous n’avions aucun moyen de contrôle. Cet essaim se montrait capable d’une organisation autonome.
— Dans le cas de figure où nous sommes, nous savons que l’essaim est en mesure de se reformer après avoir été endommagé ou désagrégé. C’est ce qui s’est passé tout à l’heure. L’essaim doit donc être détruit totalement. Pour ce faire, il faut soumettre les particules à l’action de la chaleur, du froid, d’un acide ou de champs magnétiques puissants. D’après ce que j’ai vu du comportement de l’essaim, je dirais que notre meilleure chance de le détruire est de nuit, quand il perd de l’énergie et se pose à terre.
— Je t’ai déjà dit, Jack, objecta Ricky, que nous n’avons pas pu le trouver...
— Exact, coupai-je. Vous ne l’avez pas trouvé parce que vous ne l’avez pas marqué. Le désert est vaste, comme on peut le constater. Si vous voulez trouver la cachette de l’essaim, il faut le marquer avec quelque chose d’assez fort pour nous permettre de suivre sa piste.
— Le marquer avec quoi ?
— J’allais poser la question. De quels marqueurs disposons-nous ?
Tout le monde m’a regardé avec perplexité.
— Allons, réfléchissez !... Nous sommes dans une entreprise industrielle ; il doit y avoir ici quelque chose qui nous permette de marquer durablement les particules. Une substance fluorescente, une phéromone à la signature chimique caractéristique, quelque chose de radioactif... Non ?
Encore des regards perplexes. Des moues dubitatives.
— Eh bien, suggéra Mae, nous avons des radio-isotopes.
— Parfait ! Nous avançons.
— Nous nous en servons pour rechercher des fuites dans le système. L’hélicoptère en livre une fois par semaine.
— Que vous livre-t-il ?
— Du sélénium-72, du rhénium-186. Parfois du xénon-133. Je ne sais pas exactement ce que nous avons en ce moment.
— Parle-moi de leur période radioactive. Leur demi-vie.
Certains isotopes perdent très rapidement leur radioactivité, en quelques heures, voire quelques minutes. Dans ce cas, ils ne me seraient d’aucune utilité.
— Leur demi-vie est de l’ordre d’une semaine, expliqua Mae. Huit jours pour le sélénium, quatre pour le rhénium, cinq pour le xénon... un peu plus de cinq.
— Très bien. N’importe lequel devrait faire l’affaire. Il nous suffit, après avoir marqué l’essaim, que la radioactivité dure une nuit.
— Nous plaçons en général les isotopes dans une base de glucose liquide ; on peut pulvériser le liquide.
— Cela devrait marcher. Où sont les isotopes ?
— Dans la réserve, répondit Mae.
— Qui se trouve où ?
— À l’extérieur. À côté de l’abri à voitures.
— Très bien. Allons les chercher.
— Bon Dieu ! s’écria Ricky en levant les mains. Tu es tombé sur la tête ? Tu as failli mourir ce matin, Jack... Tu ne vas pas ressortir !
— Il n’y a pas d’autre solution.
— Bien sûr que si. Attendons la tombée de la nuit.
— Non, répliquai-je. Si nous attendons, nous ne pourrons effectuer le marquage que demain. Ce qui signifie que nous ne pourrons suivre leur trace et les détruire avant demain soir. Cela ferait trente-six heures d’attente pour affronter un organisme qui évolue à la vitesse grand V. Nous ne pouvons courir ce risque.
— Tu parles de risque ? lança Ricky. Si tu sors maintenant, tu ne reviendras pas vivant. Il faut être cinglé pour envisager ça !
Charley Davenport, assis devant un moniteur, s’est tourné vers moi.
— Jack n’est pas cinglé, déclara-t-il en souriant. Et je l’accompagne.
Sur ce, il s’est mis à fredonner Born to Be Wild.
— J’y vais aussi, fit Mae. Je sais où sont stockés les isotopes.
— Ce n’est pas nécessaire, Mae. Tu peux m’expliquer où...
— Non, j’y vais.
— Il va falloir bricoler un pulvérisateur, glissa David Brooks en retroussant ses manches avec soin. Sans doute commandé à distance... C’est le rayon de Rosie.
— D’accord, fit Rosie Castro en regardant David. Je vous accompagne.
— Tout le monde y va ?
Ricky nous regardait l’un après l’autre en secouant la tête d’un air incrédule.
— C’est extrêmement risqué, reprit-il. Extrêmement !
Personne n’a rien dit ; nous nous sommes contentés de le dévisager en silence.
Charley fredonnait toujours.
— Tu vas la fermer ! s’écria Ricky. Je crains, Jack, poursuivit-il en se tournant vers moi, de ne pas pouvoir vous autoriser à...
— Tu n’as pas le choix, coupai-je.
— C’est moi qui décide ici !
— Plus maintenant.
Je sentais la colère monter. J’avais envie de lui dire qu’il avait tout foutu en l’air en laissant un essaim vivre et évoluer en liberté, mais je ne savais combien de décisions étaient imputables à Julia. Ricky frisait l’obséquiosité avec ses supérieurs ; il s’empressait auprès d’eux comme un enfant qui cherche à faire plaisir à ses parents. Il usait de son charme ; c’était ce qui lui avait permis de faire son chemin. C’était aussi sa plus grande faiblesse.
— Ce n’est pas possible, Jack, reprit-il avec un air têtu. Si vous sortez, vous ne reviendrez pas vivants.
— Bien sûr que si, Ricky, lança Charley Davenport. Viens voir, ajouta-t-il en indiquant son moniteur.
L’écran montrait une vue du désert. Le soleil dardait ses rayons sur les cactus ; au loin, un genévrier rabougri se détachait sur le fond lumineux du ciel. Il m’a fallu un moment pour comprendre ce que Charley voulait dire. Puis j’ai vu le sable se déplacer au ras du sol et j’ai remarqué que le chétif genévrier était penché.
— Eh oui ! reprit Charley. Le vent souffle dehors. Et quand le vent souffle, il n’y a pas d’essaims. Ils sont obligés de rester au ras du sol.
Il s’est levé pour se diriger vers le couloir menant à la centrale électrique.
— Pas de temps à perdre, lança-t-il au passage. En route !
Tout le monde lui a emboîté le pas ; je fermais la marche. À mon grand étonnement, Ricky m’a bloqué le passage.
— Désolé, Jack. Je ne voulais pas t’embarrasser devant les autres, mais je ne peux pas te laisser faire ça.
— Tu préfères que quelqu’un d’autre s’en charge ?
— Comment cela ?
— Regarde les choses en face, Ricky. La situation est catastrophique ; si nous ne parvenons pas à en reprendre immédiatement le contrôle, il faudra demander de l’aide.
— De l’aide ? Que veux-tu dire ?
— Avertir le Pentagone, faire appel à l’armée. Il faut trouver quelqu’un qui nous débarrasse de ces essaims.
— Jack ! Ce n’est pas possible !
— Nous n’avons pas le choix.
— La société coulerait ! Nous ne trouverions plus de financement !
— Cela ne me dérangerait pas le moins du monde.
J’étais furieux de ce qui s’était passé dans cette usine. Un enchaînement de mauvaises décisions, d’erreurs, de ratages s’étendant sur des semaines et des mois. J’avais l’impression que, chez Xymos, la règle était la solution à court terme, le rafistolage, la précipitation. Personne ne semblait se préoccuper des conséquences à long terme.
— Écoute, Ricky, vous avez un essaim en liberté et il est apparemment capable de tuer. Vous ne pouvez plus vous permettre de poursuivre ces petits jeux.
— Mais, Julia...
— Julia n’est pas là.
— Elle a dit que...
— Je me fous de ce qu’elle a dit, Ricky.
— La société ne peut pas...
— J’emmerde la société !
Je l’ai pris par les épaules et je l’ai secoué un bon coup.
— Tu n’as donc pas compris ? C’est toi qui ne veux pas sortir : tu as peur de l’essaim. Nous devons le détruire. Et si nous n’y arrivons pas bientôt, il faudra demander de l’aide.
— Non.
— Si, Ricky.
— Nous verrons bien ! lança-t-il d’un ton rageur.
Il s’est raidi, ses yeux ont lancé des éclairs. Il a saisi le col de ma chemise ; je l’ai regardé dans les yeux, sans bouger. Ses prunelles étincelaient. Il a fini par me lâcher. Il m’a tapoté l’épaule, a passé la main sur mon col.
— Mais qu’est-ce qui me prend, Jack ? soupira-t-il en me gratifiant de son sourire de surfeur. Pardonne-moi, je suis sous pression. Tu as raison, tu as entièrement raison : merde à la société ! Il faut le faire maintenant, il faut détruire cet essaim sans tarder.
— Oui, il faut le faire.
— Tu trouves que je me conduis bizarrement, n’est-ce pas, reprit-il après un silence. C’est ce que pense Mary, en tout cas : elle me l’a dit l’autre jour. C’est vrai, Jack ?
— Eh bien...
— Dis-moi ce que tu penses.
— Tu es à cran... Tu dors assez ?
— Pas beaucoup. Deux à trois heures par nuit.
— Tu devrais peut-être prendre un somnifère.
— J’ai essayé, ça ne marche pas... La pression, Jack. Je suis ici depuis une semaine. Cet endroit est stressant.
— J’imagine.
— Bon, fit-il en tournant la tête, comme s’il ressentait une gêne soudaine. Nous restons en contact radio. Je vais vous accompagner pas à pas... Je te suis infiniment reconnaissant, Jack, d’avoir mis bon ordre à la situation et fait entendre la voix de la raison. Je te demande seulement... d’être prudent dehors.
— Compte sur moi.
Ricky s’est écarté. Je suis sorti pour rattraper les autres.
Mae m’attendait dans le couloir où la ventilation fonctionnait à plein régime.
— Tu n’es pas obligée de venir, Mae. Tu peux m’expliquer par radio comment manipuler les isotopes.
— Ce ne sont pas les isotopes qui me préoccupent, fit-elle d’une voix assez basse pour être couverte par le grondement des appareils. C’est le lapin.
Je n’étais pas sûr d’avoir bien entendu.
— Le quoi ?
— Le lapin. Il faut que je fasse de nouveaux examens.
— Pourquoi ?
— Tu te souviens de l’échantillon que j’ai prélevé dans son estomac ? Je l’ai étudié au microscope il y a quelques minutes, avant de vous rejoindre.
— Et alors ?
— Je crains que nous n’ayons de sérieux problèmes, Jack.